Entretien avec Blaise Matthey

Entretien avec Blaise Matthey

15 juin 2021, Bleu Horizon
Bleu Horizon #17-Juin 2021 | Grand entretien avec Blaise Matthey ― © DR

Le 14 décembre 1960 est la date de création de la Caisse Inter-Entreprises de prévoyance vieillesse (CIEPV). Elle deviendra en 1969 la Caisse Inter-Entreprises de prévoyance professionnelle (CIEPP). Ses statuts ont été adoptés par l’assemblée constitutive et signés par Renaud Barde, alors secrétaire général de la Fédération des Syndicats Patronaux (FSP) devenue en 2003 la Fédération des Entreprises Romandes Genève (FER Genève), et François Daudin (Régisseur), premier président.

La CIEPP a été fondée par la Fédération des Entreprises Romandes (FER) et ses six organisations professionnelles romandes :  la Fédération patronale et économique (Bulle), l’Union patronale du canton de Fribourg, la FER Genève, la FER Arcju (Porrentruy), la FER Neuchâtel et la FER Valais. Elle est depuis 2005 une fondation commune indépendante après avoir été une société coopérative. Sans but lucratif, elle compte aujourd’hui plus de 65 collaborateurs et gère une fortune de plus de 8 milliards de francs suisses. 

A l’occasion de l’anniversaire de la CIEPP, qui a fêté le 14 décembre dernier ses 60 ans, Bleu Horizon a rencontré Blaise Matthey, l’actuel Secrétaire général de la FER et Directeur général de la FER Genève pour nous parler du bilan de la CIEPP et de ses perspectives d’avenir. Entretien.

La CIEPP a fêté ses 60 ans le 14 décembre dernier. Aujourd’hui, son bilan a dépassé les 8 milliards. Elle gère plus de 10'000 affiliés, 45'000 assurés et 6'600 pensionnés. Qu’est-ce que ce bilan vous inspire ?

C’est une fierté que d’avoir anticipé la dimension que prendrait le 2e pilier en Suisse. Je ne vous rappelle pas toute l’histoire de sa constitution qui a été relativement complexe mais il y a eu deux grandes phases : la constitution de la caisse dans les années 60 - j’ai encore le souvenir de ses 50 ans - , et la mise en place dans les années 1970 du concept des trois piliers, qui allait devenir obligatoire pour la population suisse, à la suite de diverses votations populaires qui ont permis de le valider. Ce système existait déjà mais n’était pas généralisé, ni voulu par tous.

En bref, à cette époque-là, deux thèses s’opposaient. L’une consistait à dire que c’était aux établissement financiers et d'assurance de conserver la gestion de ce patrimoine en capitalisation et de ne pas le confier à des tiers, libre aux entreprises de créer ou de conserver leur propre caisse ou de ne pas le faire. L’autre émanait de milieux de gauche et consistait à dire qu'il ne fallait qu'une assurance populaire plus large, soit l'AVS, évidemment basée sur le principe de répartition, sans aucune limite en termes de perception sur le revenu mais avec des plafonds en ce qui concerne le taux de remplacement des salaires, lequel aurait été beaucoup plus bas. 

Les débats sur la structure de la prévoyance vieillesse et ses équilibres ont traversé les dernières décennies et 61 ans après, indépendamment de la CIEPP, la sécurité sociale les connaît toujours.

Ce qui a changé, c’est d’abord l'évolution de la croissance économique qui est déterminante pour constituer une épargne, ensuite la démographie, avec le vieillissement de la population et l'augmentation de son espérance de vie et aussi, en toile de fond, la mondialisation qui a fait que les marchés se sont déplacés et globalisés. L'économie mondiale contribue à nos retraites plus qu'à l'origine. Cela dit, le deuxième pilier étant investi dans l'économie nationale, elle-même exportatrice, il ne faut pas opposer l'une à l'autre.

Pour ce qui est de la CIEPP, son modèle se base sur un principe de capitalisation, de solidarité et de communauté. C'est ce que l'on appelle une institution commune. L’idée au sein de ce groupe d'entreprises est de partager et de mutualiser les risques. En Suisse, ce système n’est pas très bien compris, sans doute parce qu’il existe peu d’institutions de cette nature, ces mutuelles du 2e pilier. C’est une caractéristique tout à fait exceptionnelle, très sociale, qui s'inscrit dans les valeurs portées par la Fédération des Entreprises Romandes Genève. Rappelons que la fédération est née dans la crise des années 1930 marquée par la récession économique et des tensions sociales très vives. Elle a voulu inscrire son action dans le dialogue social et la mise sur pied d'institutions de nature à apporter des réponses concrètes aux difficultés de l'époque. La création de la CIEPP, bien plus tard, correspond à cette philosophie générale. On la retrouve dans la charte de l'institution qui, tout en ayant sa gouvernance propre, œuvre dans la continuité d'une combinaison de l’économie et du social chère à la FER.

« La CIEPP, tout en ayant sa gouvernance propre, s'inscrit dans la continuité d'une combinaison de l’économie et du social chère à la FER »  B. Matthey

Concernant la CIEPP, je suis particulièrement fier de voir que son modèle a répondu à une réelle demande sur le marché, et en particulier à celle des PME. Elle a su aussi s’adapter à ce dernier à chaque fois sans renier ses fondamentaux. La caisse a su démontrer que ce modèle a du sens.

La force de la CIEPP est aussi d’avoir réussi à rassembler suffisamment de PME autour de son modèle de prévoyance. Cet ensemble s’est construit autour d’une communauté plus vaste que celle de la FER. On s’est au fond mutuellement apporté. C’est ce que les chefs d’entreprise souhaitent : avoir une solution globale pour les questions de prévoyance qui sont un élément essentiel de la gestion des ressources humaine, autant qu'une obligation légale. Ils ont d’ailleurs aussi tout intérêt à ce que la CIEPP reste forte s'ils veulent diminuer les frais de gestion, garantir un rendement suffisant et pérenniser le modèle. C’est une grande fierté, certes, mais aussi une grande responsabilité parce que l'argent épargné lui est confié, pour être restitué sous forme de rente ou de capital à l'issue de la carrière professionnelle. La CIEPP a vraiment une grande responsabilité pour le gérer correctement et elle y veille constamment.

-Le conseil de fondation de la CIEPP est composé de cinq représentants des employeurs et de cinq représentants des employés. Cette représentation paritaire est d’ailleurs l’un des éléments essentiels de la gouvernance du 2e pilier. Comment voyez-vous l’évolution du partenariat social ?

Ma conviction profonde est que le 2e pilier, qui est un système excellent et solide, doit avoir une représentation des partenaires sociaux pour qu’on puisse encore le légitimer. Je rappelle que ce sont les cotisations de employeurs et des employés qui l'alimentent. Il est donc nécessaire qu'ils le surveillent. On peut concevoir les choses complètement différemment, avec d’autres types de contrôle, notamment administratifs, qui d'ailleurs existent déjà, mais la crise sanitaire montre qu’il faut des corps intermédiaires, que ce soit des associations patronales ou des syndicats. Autrement il n’est plus possible d'avoir des relais et de faire des synthèses basées sur les faits et la connaissance. J’ai toujours dit que je ne me réjouissais pas de l’affaiblissement des syndicats parce que cela complexifie le dialogue et que cela déresponsabilise, de même que les syndicats ne se réjouissent pas de la multiplicité des organisations patronales ou de leur éclatement. Je ne suis pas un nostalgique du passé. Je crois à la dynamique des ensembles et à leur obligation de correspondre à leur temps. S'ils s'affaiblissent, c'est souvent parce qu'ils refusent cette évidence. Une fédération comme la nôtre a considérablement évolué dans sa gestion qui est celle d'une entreprise moderne, avec exactement les mêmes principes de conduite. A défaut, elle ne pourrait pas représenter ses membres et leur fournir des services de qualité. Il s’agit cependant d’une association à but non lucratif, ce qui la distingue des acteurs traditionnels du marché. 

Pour que le partenariat social fonctionne, il faut des partenaires solides et organisés des deux côtés de la table. 

Certes, il n’est plus celui que nous avons connu. Les taux de syndicalisation baissent régulièrement. Les associations professionnelles et économiques voient parfois leur rôle remis en cause. C'est la conséquence de l'individualisation de notre société et de son étatisation. Les tensions sont aussi plus vives. Je constate cependant que les représentants des syndicats, comme ceux du patronat, prennent à cœur leurs obligations dans le cadre de la gestion des institutions de prévoyance. Je pense donc qu'il est essentiel que les partenaires sociaux demeurent des acteurs de la gestion de deuxième pilier. Même si leur présence est contestée pour des questions de représentativité, elle n'est pas exclusive et elle a l'avantage d'être structurée, ainsi que d'offrir une base solide et connue pour la gouvernance du deuxième pilier.

-Après plusieurs tentatives, la réforme de notre système social est de nouveau enclenchée (AVS21 et LPP21). Il n’est pas aisé à réformer et pourtant un changement paraît indispensable afin de le pérenniser. Pensez-vous que les conditions sont réunies aujourd’hui pour que cette réforme voie le jour ?

La réforme est indispensable même si elle ne peut pas être parfaite. J’ai fait partie de ceux qui ont façonné la dernière réforme de l’AVS et de la prévoyance professionnelle. En la matière, tout est sur la table depuis plus de vingt ans, avec les rapports IDA FiSo  qui ont jeté les grandes bases des perspectives d’avenir de la sécurité sociale pour la Suisse, comme dans le reste du monde. Tout ce qu’on fait actuellement, c’est de l’ajustement par rapport à ce qui avait été dit à l’époque. On peut compenser plus ou moins, on peut allonger plus ou moins le temps de travail, le rendement, le taux de conversion, le taux technique : il s’agit là de paramètres qui sont parfaitement connus. Mais si on les touche, cela a inévitablement des conséquences. Or la population raisonne par rapport à ce qu’elle va percevoir à la retraite tout en refusant de voir que le cadre qui permet d'alimenter le système change. La crise sanitaire du Covid-19, qui met à mal une partie de l’appareil de production, en est hélas un bel exemple. Les contributions salariales baissent. Pour autant, l’évolution démographique du pays, qui se caractérise par un plus grand nombre de retraités par rapport aux actifs, ne change pas fondamentalement et ne remet pas en cause la nécessité d'envisager de travailler plus longtemps.

A l’époque, j’ai soutenu Pascal Couchepin pour porter l’âge de la retraite à 67 ans par paliers raisonnables. Les Finlandais, les Suédois l’ont fait sans trop de difficulté. J’étais en Allemagne quand la chancelière a porté progressivement l’âge de la retraite à 67 ans avec une convergence de vues des deux grands partis politiques, ce que nous n’avons pas ici en Suisse. Du point de vue purement technique, c’est une nécessité. Bien entendu, il convient d’adapter le système et de mettre en place des compensations tout en fixant des limites pour garder la prévoyance sur des bases solides pour l'avenir, c'est-à-dire dans l'intérêt des générations futures qui ont, elle aussi, le droit d'avoir un système de prévoyance solide.

Le modèle proposé par les autorités est un modèle sur lequel on peut s’appuyer pour faire cette réforme. Il reste aux chambres fédérales à dire exactement ce qu’elles veulent. De toute façon, cela se terminera avec un vote populaire.

-La CIEPP agit d’une manière globale en matière d’investissement en privilégiant quatre axes : l’engagement actionnarial pour privilégier le dialogue, l’exercice du droit de vote pour influencer les conseils d’administration, l’analyse des risques et l’immobilier durable. En quoi l’investissement durable est-il un axe prioritaire dans le développement de la CIEPP à vos yeux ? 

Il faut exercer toute la diligence possible pour veiller à la durabilité globale des investissements tout en étant conscient des limites de l'exercice, quelle que soit l'attention dont les organes font preuve et les conseillers dont on s'entoure. La CIEPP a toujours eu une attitude très responsable - son modèle d'institution commune en est le fondement - mais on ne peut pas non plus lui demander de se substituer à des organismes de contrôle étatiques, paraétatiques, à la responsabilité individuelle des entreprises et à la réalité économique comme le fonctionnement de certains Etats ou l'évolution des marchés financiers. 

Les institutions de prévoyance n’ont pas pour rôle de réguler l’ensemble des investissements. Elles font au mieux pour aller chercher des vecteurs de croissance que tous les autres vont chercher sans jamais perdre le sens des valeurs à défendre. Je rappelle que ce sont des retraites qui doivent être in fine payées et que les assurés attendent des institutions des investissements responsables, pérennes et rentables.
    
-D’une manière générale, pensez-vous que le système des assurances sociales devrait être mieux expliqué à la population ? Devrait-il être enseigné à l’école ?

J’ai pour habitude de dire : ne mettons pas à l’école tout ce qu’on veut y mettre maintenant, sinon on va oublier des fondamentaux qui sont quand même nécessaires pour comprendre ce qui vient après.
Le 2e pilier contient beaucoup de mathématiques. Quoi de mieux que de commencer par avoir de solides bases dans ce domaine pour ensuite voir leur application dans le deuxième pilier ? Ne peut-on pas comprendre l'histoire de la sécurité sociale au travers des drames de l’histoire ? Ne voit-on pas dans les écrits d'Hugo ou de Zola les raisons pour lesquelles la mutualisation des risques liés à la santé ou à l'âge demeurent cruciaux pour des sociétés équilibrées et démocratiques ?

Le système de sécurité sociale est complexe. Il faut l’expliquer autour de ses origines. Michel Mayor nous fait rêver avec l’astrophysique, et pourtant nous ne sommes pas des astrophysiciens. C’est un art que d’expliquer d’une manière simple les choses complexes. Voilà pourquoi je pense qu’il n’est pas bon de confier les explications exclusivement aux spécialistes. Il faut aussi des gens qui aient la capacité à transmettre la matière en termes de perspective sociale. 

-Au cours des dix dernières années, les statistiques montrent une nette concentration du nombre de caisses de pension . La CIEPP fait partie des quinze plus grandes caisses de droit privé en Suisse hors caisses de pension étatiques. Le marché de la prévoyance est extrêmement concurrentiel, quels vont être les principaux enjeux dans le futur ?

La réduction du nombre des caisses de pension était attendue. Cette tendance générale se confirme pour la bonne et simple raison qu’il faut une masse critique pour avoir un équilibre général et pérenniser les investissements, autant que pour en assurer une gestion aussi rationnelle et performante que possible.

Le phénomène de concentration n'est pas propre au deuxième pilier. Il s'observe un peu partout, adossé aux possibilités des technologies de l'information. Il peut exister 1491 caisses mais s’il y a cinq à six institutions financières et d'assurances qui gèrent l’essentiel de leur fortune mobilière, la réalité est déjà celle de la concentration. Faire partie des 15 plus grandes caisses de Suisse est un élément plutôt rassurant pour les PME qui représentent l'essentiel des affiliés de la CIEPP car cela permet de pouvoir les défendre, autant que d'avoir un dialogue équilibré avec les institutions de gestion mobilière et immobilière. 

La concentration va sans doute se poursuivre. Les caisses vont devoir continuer à s’adapter et à investir, en particulier dans le domaine numérique. Ce sont des enjeux majeurs en matière de compétitivité mais aussi en termes d’organisation de l’institution et de relation avec les affiliés et les assurés.

« Le numérique est l’un des enjeux majeurs en matière de compétitivité mais aussi en termes d’organisation de l’institution et de relations avec ses affiliés et ses assurés »  B. Matthey

Comment voyez-vous l’évolution de la CIEPP ces prochaines années ?

Je suis très optimiste pour la CIEPP. Elle va continuer à évoluer, tout en préservant les valeurs sur lesquelles elle s'appuie depuis plus de soixante ans.